Dans un monde 100 % en AB, le phosphore finirait par limiter les rendements
Des travaux menés dans le cadre d’une thèse cofinancée par INRAE et ARVALIS ont démontré que dans un monde où 100 % de la SAU serait en agriculture biologique, les rendements seraient limités par la disponibilité en phosphore des sols. Du moins en l’absence de recyclage des flux.
Aujourd’hui l’agriculture biologique occupe environ 2 % de la SAU mondiale, ce qui la rend très minoritaire devant l’agriculture dite conventionnelle. Dans ce contexte, les gisements d’effluents conventionnels représentent une source importante de matières fertilisantes pour les fermes en AB1. Or, si l’AB venait à se développer, la hausse de la demande pour ces matières serait susceptible d’entrainer des difficultés d’approvisionnement pour les exploitations avec des risques sur le long terme de pertes de fertilité des sols. Pour l’azote, l’introduction de plus de légumineuses dans les rotations pourrait en partie compenser une réduction des matières fertilisantes apportées. Pour le phosphore (P), qui ne peut pas être fixé par fixation symbiotique, seuls des apports (effluents, composts) à minima égaux aux exports (fauches, récoltes, pertes par érosion) peuvent assurer la durabilité de cette ressource dans le sol.
Des effets étudiés sur 100 ans
Afin d’évaluer le risque potentiel d’une limitation de la production des terres cultivées par une perte de fertilité en P des sols dans un contexte de développement de l’AB, un exercice de modélisation dans lequel 100 % de la SAU mondiale est en AB a été lancé. Objectif : évaluer les impacts sur la production des cultures et les stocks de P des sols. Dans cette approche, le passage à l’AB est représenté par les changements suivants :
- une réduction des rendements dû à des stress biotiques,
- des changements dans les assolements (exemple : plus de légumineuses et de fourrages temporaires en Europe),
- une gestion locale des animaux d’élevage avec un approvisionnement en nourriture et une valorisation des effluents dans un rayon d’environ 10 km.
En raison de l’existence de stocks de P dans les sols agricoles, les effets de la limitation par le P a été étudié sur 100 ans. L’évolution dans le temps des stocks de P des sols a été simulée annuellement en fonction des flux entrants (effluents, résidus de cultures, déposition atmosphérique de P) et des flux sortants (érosion des sols, récolte ou fauche), ainsi qu’en prenant en compte des processus internes aux sols (précipitation/solubilisation, adsorption/désorption, minéralisation/organisation du P). Les flux sortants de P ont été calculés en multipliant les rendements simulés pour chaque culture par les teneurs en P des organes exportés. 61 cultures ont été étudiées en plus des prairies permanentes et les rendements simulés en fonction de la disponibilité en P et en N des sols. À part les changements spécifiques à l’AB, un grand nombre de données mobilisées pour ce travail s’appuie sur des données existantes (souvent datant de l’année 2000) et disponibles à une résolution spatialement explicite (~10km par 10km à l’équateur).
Des simulations qui priorisent l’alimentation humaine
Ce travail visait également à compléter les connaissances existantes sur la capacité de l’AB à répondre à la demande alimentaire mondiale2 . Plus précisément les densités et types d’animaux ont été optimisés de façon à maximiser la production de nourriture pour les humains. Les résultats qui suivent décrivent un monde hypothétique 100 % AB dans lequel les monogastriques et les ruminants sont respectivement réduits de 91 % et de 65% (en UGB) par rapport aux densités actuelles. Cette répartition des animaux maximise les apports de N et P sur les cultures tout en minimisant la compétition pour l’alimentation humaine.
Forte réduction de la productivité des terres cultivées
Les résultats mettent en évidence que dans un monde 100 % AB, la production des terres cultivées (exprimée en énergie) serait réduite de -44% et -55%, la 1ere et la 100ieme année, respectivement, par rapport aux niveaux de production de l’année 2000 (Figure 1). Cette limitation s’explique par des stress biotiques (-11%), des changements dans les rotations de cultures (-7%), une limitation forte par l’azote (-25%) et une limitation par le phosphore qui s’installe progressivement au cours du temps : -1% la première année contre –12% la 100ieme année.
La faible limitation par P sur le court terme s’explique à la fois par la capacité du sol à réapprovisionner le compartiment de P disponible, tamponnant des bilans sur les parcelles souvent négatifs, mais aussi par la limitation forte de l’azote qui réduit les rendements et donc les exports de P des sols.
Après 100 ans, la baisse de production des terres cultivées à cause d’un déficit en P des sols s’explique à la fois par une réduction de la disponibilité en P des terres cultivées (-60% après 100 ans) mais aussi par une réduction de la disponibilité en P des prairies permanentes (-33% après 100 ans). En effet, la perte de fertilité en P des prairies permanentes entraine une réduction de la production de fourrage donc des effectifs de ruminants. Au final, il y a moins d’effluents disponibles pour fertiliser les terres cultivées, ce qui aggrave leurs déficits.
Des résultats très hétérogènes à l’échelle mondiale
Les résultats mettent par ailleurs en évidence une limitation par le P très hétérogène à l’échelle mondiale, avec un tiers des terres arables qui, même après 100 ans, ne seraient pas limitées par P (Figure 2).
Les régions non limitées se situent principalement dans des zones à faibles niveaux de rendements (ex : Afrique, Europe de l’Est) où par conséquent les exports en P des sols sont réduits et donc plus facile à compenser par des apports même limités. Ceci explique notamment que l’Afrique, qui présente pourtant des niveaux de disponibilité en P des sols relativement faibles aujourd’hui3, ne soit pas tellement affectée par une limitation par P même après 100 ans.
À l’inverse, dans de nombreuses régions d’Amérique Latine, d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et d’Asie, la baisse de la disponibilité en P des sols au cours du temps entrainerait une baisse importante des niveaux de production (Figure 2). Ceci s’explique par le fait que ces régions présentent soit des niveaux de production élevés - et donc des exportations de P des sols importantes et difficiles à compenser par des apports suffisants (Europe de l’Ouest) - soit des teneurs actuelles en P des sols déjà faibles (certaines régions d’Amérique du Nord), soit une part importante de légumineuses dans leurs rotations (Amérique du Sud). Dans notre modèle, les zones avec une part importante de légumineuses dans les rotations sont moins fertilisées avec des effluents et reçoivent donc moins de P. Ce résultat fait écho à des résultats obtenus dans le projet PhosphoBio, qui mettaient en évidence un risque accru de perte de fertilité en P des sols (bilans négatifs) dans les exploitations qui recourent fortement aux légumineuses pour leurs apports de N.
Le recyclage de tous les flux s’impose
Dans un monde hypothétique 100 % AB, et avec le cahier des charges actuels, le phosphore viendrait donc progressivement limiter la production des terres cultivées. La perte de fertilité en P des terres cultivées et des prairies que l’on simule s’explique par trois postes de fuites principaux : l’érosion des sols, les pertes via le gaspillage alimentaire dont les déchets ne sont pas nécessairement recyclés sur les sols agricoles et l’absence de recyclage des effluents humains en AB. Ce dernier est d’ailleurs le poste de perte principal. Ainsi, même si l’enjeu autour du phosphore en AB semble être un enjeu de long terme, le caractère systémique des changements à mettre en place pour favoriser son recyclage nécessite de s’en saisir rapidement.
Références
1 Nowak, B., Nesme, T., David, C., & Pellerin, S. (2013). To what extent does organic farming rely on nutrient inflows from conventional farming? Environmental Research Letters, 8(4). https://doi.org/10.1088/1748-9326/8/4/044045
2 Barbieri, P., Pellerin, S., Seufert, V., Smith, L., Ramankutty, N., & Nesme, T. (2021). The global option space for organic agriculture under nitrogen limitations. Nature Food, 2(5), 363–372. https://doi.org/https://dx.doi.org/10.1038/s43016-021-00276-y
2 Erb, K.-H., Lauk, C., Kastner, T., Mayer, A., Theurl, M. C., & Haberl, H. (2016). Exploring the biophysical option space for feeding the world without deforestation. Nature Communications, 11382(7). https://doi.org/10.1038/ncomms11382
2 Morais, T. G., Teixeira, R. F. M., Lauk, C., Theurl, M. C., Winiwarter, W., Mayer, A., Kaufmann, L., Haberl, H., Domingos, T., & Erb, K. H. (2021). Agroecological measures and circular economy strategies to ensure sufficient nitrogen for sustainable farming. Global Environmental Change, 69(June), 102313. https://doi.org/10.1016/j.gloenvcha.2021.102313
2 Muller, A., Schader, C., El-Hage Scialabba, N., Brüggemann, J., Isensee, A., Erb, K. H., Smith, P., Klocke, P., Leiber, F., Stolze, M., & Niggli, U. (2017). Strategies for feeding the world more sustainably with organic agriculture. Nature Communications, 8(1), 1–13. https://doi.org/10.1038/s41467-017-01410-w
3 Ringeval, B., Demay, J., Goll, D. S., He, X., Wang, Y. P., Hou, E., Matej, S., Erb, K. H., Wang, R., Augusto, L., Lun, F., Nesme, T., Borrelli, P., Helfenstein, J., McDowell, R. W., Pletnyakov, P., & Pellerin, S. (2024). A global dataset on phosphorus in agricultural soils. Scientific Data, 11(1), 1–34. https://doi.org/10.1038/s41597-023-02751-6
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